Le médiévalisme dans l’imaginaire ludique au Québec

Résumé
La première journée d’étude du cycle Mondes imaginés se donnait comme projet d’explorer l’intersection entre deux mal-aimés de l’histoire culturelle québécoise, soit le jeu en tant que médium et le médiévalisme populaire en tant que figure de l’imaginaire. Plusieurs aspects de cette combinaison nous semblaient féconds. Les deux thèmes – jeu et médiévalisme – sont propices à stimuler des échanges entre disciplines et à servir d’ancrage à des questions pouvant les lier entre elles non pas par des contacts entre leurs branches, mais plutôt par l’intrication de leurs racines. Plus spécifiquement, croiser jeu et médiévalisme nous plaçait d’emblée sur le terrain de la création de mondes, ou worldbuilding. Le titre même du cycle Mondes imaginés devrait être suffisant pour signaler la centralité dans notre démarche de l’activité et des fruits issus de la capacité humaine à faire monde. Plutôt que d’en parler en termes purement théorique, nous souhaitions cependant emprunter une voie concrète vers cette question large, une avenue qui soit inscrite dans un espace et dans un contexte historique précis.
Le choix de nous pencher sur le déploiement des imaginaires médiévalistes dans le jeu au Québec n’a pas été arbitraire. Il découle de collaborations antérieures[1] qui nous avaient déjà permis de constater le caractère périphérique du jeu, du médiévalisme et, à plus forte raison, du jeu médiévaliste dans le champ culturel québécois. Rien de trop surprenant ici, il existe des marges bien plus marginales par rapport à cette toute petite sphère des productions culturelles qui retiennent l’attention, voire se méritent les compliments, des passeuses et passeurs culturels au Québec. Le déclic ne vient pas du constat de cette marginalité – encore une fois, banale – mais plutôt du décalage entre la ferveur du public pour ces formes de médiévalisme ludique et le silence critique assourdissant qui les entoure, sauf lorsqu’il est temps de les dénigrer, apparemment. Nous ne cacherons pas une certaine irritation face à cette déconsidération, une irritation qui n’a pas été en s’amoindrissant à mesure que nous creusions les discours critiques des « milieux » culturels québécois entre les années 1960 et nos jours. Mais la curiosité ethnographique en est venue à primer et l’intensité des passions avec lesquelles le public québécois recevait ces mondes imaginés, et s’engageait lui-même souvent dans la création de mondes propres, devint un objet de questionnement. Ce bref cahier ne pourra pas entrer dans le détail de la matrice complexe où se déploie un worldbuilding « populaire »[2] et ludique qui semble juste sous notre nez mais loin de notre tête. Nous ne nous attarderons donc ici qu’aux caractéristiques les plus saillantes du médiévalisme ludique. Cependant, toutes témoignent d’un bouillonnement créatif largement sous-estimé dans notre compréhension du paysage culturel du Québec contemporain, mais plus spécifiquement d’un investissement passionné dans des formes de création hautement collaboratives et d’un engagement original avec des mégatextes globaux.
Le médiévalisme ludique avant la Révolution tranquille
Au Québec le jeu a d’abord été un sujet d’intérêt pour l’ethnologie et les études du folklore. Déjà dans les années 1940, Madeleine Doyon entreprit de parcourir la région de la Beauce à la recherche de jeux qui auraient persisté depuis l’époque de Rabelais. Guidée par la liste des 178 jeux énumérés dans le premier livre du Gargantua paru en 1542(ch. 22), elle en trouva au moins trois qui avaient survécu du Moyen Âge français jusqu’aux campagnes québécoises du XXe siècle. Elle note : « Les jeux ‘à la truye’ (retrouvé à Saint-Victor), ‘le hybou’, ‘à ventre contre ventre’ (jeu de l’écrevisse, Saint-François), nous paraissent ceux mêmes qui servirent à l’éducation de Gargantua. »[3]
L’ethnologie est la première à porter une attention systématique à ces jeux qui existent à la marge de la société québécoise et dans les interstices de sa modernité naissante. Mais ce sont les sciences historiques qui attireront notre attention sur la grande méfiance avec laquelle ils sont reçus. Au premier rang des accusés, on trouve les jeux de hasard. Autre héritage qui nous arrive directement du Moyen Âge, le recours aux dés et aux cartes restera longtemps condamné. En 1726, l’intendant Claude-Thomas Dupuy défend « aux cabaretiers de donner à jouer aux dés ou aux cartes dans aucune chambre de leur maison et cabaret [ … ] sous peine de dix livres d’amende par chaque joueur »[4]
La principale cible des condamnations faites par l’Église catholique est les jeux d’argent. Cependant, on détecte dans cette réprobation des mises en garde contre le jeu de hasard conçu plus largement. Les autorités religieuses le condamnent comme encourageant l’oisiveté, mais elles y voient aussi une forme d’insolence face à Dieu. Rouler les dés, piocher des cartes, c’est demander à Dieu d’intervenir dans des affaires triviales, placer Dieu devant l’irritant choix entre microgérer sa création, ou bien laisser des portions de celle-ci, aussi insignifiantes soient-elles, néanmoins lui échapper[5]. Les premiers jeux de société publiés commercialement au Québec au début du XXe siècle ne pourront certainement pas être accusés de promouvoir l’oisiveté et l’insolence face à Dieu. Bien au contraire, ces jeux seront produits par des ordres religieux conservateurs et ils seront conçus pour éduquer le public selon les valeurs du pacte colonial installé à la suite de la Conquête : soit promouvoir l’éducation catholique et la survivance de la langue française, mais tout en célébrant l’appartenance au Canada, représenté comme un joyau de l’Empire britannique. Les cartes-quiz de l’Abbé Blanchard en viendront à incarner cette philosophie mélioriste. Pas de hasard, pas d’oisiveté, ces séries offriront plutôt une application sans compromis de la pédagogie scholastique médiévale, où le succès dans le jeu vient d’un long et fastidieux processus de mémorisation de centaines de questions et de réponses toutes faites. Le jeu était ainsi domestiqué et mis au service de l’élévation morale.
Une manière dont ces jeux édifiants prétendaient contribuer à nourrir le sentiment national fut de lier la survivance religieuse, linguistique et culturelle au maintien d’un rapport d’identification avec l’ancien monde. Cet « ancien médiévalisme », si on peut s’exprimer ainsi, appartient décidément au Québec d’avant la Révolution tranquille. Par exemple, un jeu de cartes de style « quiz » publié en 1945[6] dépeint un Moyen Âge fusionnant, et glorifiant, l’héritage gaulois et latin. Clovis, Charlemagne, Saint-Louis et Jeanne d’Arc y sont érigés en héros culturels. La chevalerie y est présentée comme « un sacerdoce militaire pour la défense de l’Église, des veuves et des orphelins ». On y dénonce les « ennemis du dedans » du christianisme qu’étaient les hérétiques. À la question « Dites les résultats des croisades » les joueurs devront apprendre à répondre « Arrêta la marche des hérétiques, développa le commerce, les arts, l’industrie et le commerce. »
Ce médiévalisme ultramontain nous semblait à prime abord éloigné et distinct de celui qui arrivera au Québec sous l’influence du romantisme anglo-saxon après la Seconde guerre mondiale. Mais plus nous cherchions un clivage franc entre les deux, plus cette frontière nous apparaissait complexe. La génération de l’après-guerre fait le pont entre les deux. Vatican II semble ici un moment charnière entre l’ancien et le nouveau médiévalisme. Avant 1962, la messe était principalement célébrée en latin, souvent dans des églises à l’architecture néo-gothique, dans une ambiance imprégnée d’encens et vibrant de graves chants grégoriens. Ainsi, le médiévalisme du XIXe siècle restait vivant, au moins dans l’espace et le temps de l’office religieux hebdomadaire. Cet espace liturgique et rituel médiévaliste se délitera au fil de la modernisation de l’Église et de la Révolution tranquille. Mais ses échos restent dans la fiction et les pratiques ludiques, c’est-à-dire dans les mondes imaginés de la jeunesse.
Le médiévalisme grave et officiel de la fin du XIXe et du début du XXe siècle est en recul dans l’après-guerre, mais il recule en s’hybridant avec la culture populaire et ludique. Le mouvement scout, par exemple, continuera à se nourrir, et nourrir les imaginaires de ses membres, d’une vision romantique de la chevalerie. Par ailleurs, l’émergence d’une culture médiatique de masse proposera des contenus à l’intersection de cet ancien médiévalisme édifiant et d’un nouveau médiévalisme rempli d’aventures et excitant. Le premier véhicule de cet imaginaire sera le texte, puis la bande dessinée, puis la série télévisée. Des personnages comme Ivanhoé, le preux chevalier de Walter Scott, traverseront ces médiums et d’autres au fil du temps. C’est L’Action catholique qui commencera la première à publier les aventures d’Ivanhoé en 1938. Ses éditeurs y voyaient une histoire particulièrement édifiante pour les Catholiques (Yver 1938[7]), prônant la cohabitation pacifique avec les Protestants notamment. Mais son succès pava le chemin à de multiples émules après la Seconde Guerre mondiale, que ce soit Olivier de Tormont, Saint Louis, Robin des Bois, Prince Vaillant et autres. Le passage de ces personnages à la télévision ne fit qu’amplifier leur impact sur la culture populaire.
Ces formes chevauchant « l’ancien » et le « nouveau » médiévalisme retiennent notre attention elles furent bien plus que des contenus à consommer passivement. Elles semblaient plutôt des amorces à des pratiques ludiques bien plus complexes, bien que reléguées à des univers juvéniles hors du champ des pratiques culturelles prises au sérieux. Nous pouvons parler ici d’une forme d’intercréativité[8] dans laquelle les aventures d’Ivanhoé, par exemple, devenaient le tremplin de jeux de rôles spontanés d’enfants courant dans les champs avec cape au dos et épée à la main. L’extension multidisciplinaire de notre sujet en venait donc à mobiliser, d’une part, une histoire de l’art s’intéressant au médiévalisme « savant » des églises et des expositions muséales et, d’autre part, des études littéraires et théâtrales se penchant sur l’inscription du médiévalisme populaire véhiculé dans une culture de masse de plus en plus globalisée.
Nous voyons un parallèle important entre la réception compliquée de ce nouveau médiévalisme et celle du jeu en tant que médium digne d’intérêt dans l’intelligentsia canadienne-française de la Révolution tranquille et au-delà. Les deux sont repoussés aux marges de cette nouvelle culture nationale moderne que l’on tente de créer. En fait, il ne serait pas exagéré de dire que les deux sont souvent vus comme l’antithèse de ce que l’élite culturelle nationale, installée dans les universités et les médias d’actualité culturelle, valorise. De plus, l’indifférence affectée que manifestent les passeurs culturels à l’égard du jeu en tant que médium et du médiévalisme populaire en tant qu’univers imaginé procèdent de dynamiques convergeant entre elles. Alors qu’on assiste à une explosion de l’intérêt pour la littérature, pour les arts visuels, pour la chanson, le cinéma et autres formes d’expression, il ne semble pas venir aux architectes culturels de la Révolution tranquille de s’intéresser au jeu. Idem pour le médiévalisme populaire, qui est condamné au tournant des années 1970 comme l’importation d’un imaginaire étranger, qui plus est un imaginaire quiétiste qui incite à tolérer « subtilement les situations les plus anormales, comme au Moyen Âge. »[9]
L’intersection entre ces deux sphères de négligence culturelle deviendra de plus en plus évidente au fil des années 1970. D’abord, elle se manifestera dans la réception dédaigneuse de l’œuvre de J.R.R. Tolkien par la critique littéraire du Québec. Les deux œuvres majeures de cet auteur, que l’on pourrait facilement voir comme un descendant de Walter Scott sont Le Hobbit, publié en 1937, et le Seigneur des Anneaux, publié en trois tomes entre 1954 et 1955.Mais son véritable impact culturel en Amérique du Nord se fit surtout sentir à partir du moment où une édition de poche pirate du Seigneur des Anneaux se mit à circuler sur les campus américains en 1968. Les critiques littéraires anglophones du Québec, qui commencèrent à s’intéresser au phénomène à partir de ce moment, le disqualifièrent d’emblée comme une mode hippie, une autre excentricité de jeunes. Du côté francophone, il faudra attendre que les livres de Tolkien soient traduits et commencent à faire parler d’eux en France. Mais il ne serait pas exagéré d’affirmer que la réception est méprisante. On parle alors d’un « imaginaire anglo-saxon », avec toutes les implications que cette épithète revêt dans les codes nationalistes de la Révolution tranquille. Les premières critiques publiées dans les journaux francophones ne se donneront ni la peine d’épeler le nom de Tolkien correctement, ni de vérifier le titre de ses livres (un critique parlera du « Seigneur de l’eau »).
Le jeu en tant que médium et le médiévalisme-fantastique en tant que genre littéraire sont certes tous deux objets de snobisme. Ce n’est pas, cependant, la raison pour laquelle nous les avons rapprochés. S’il fallait faire l’inventaire des exclusions qui ont été opérées au fil de la constitution du « milieu culturel » québécois dans les années 1970, c’est une encyclopédie qu’il faudrait écrire et non un essai. Deux dynamiques nous mènent plutôt au rapprochement dont il est question ici. La première est la dissonance frappante qui existe entre la réception de ces formes culturelles par la critique savante, qui comme nous venons de le voir oscille entre l’indifférence et le dédain, et l’enthousiasme effervescent qui se développe pour elles aux marges du champ culturel. La seconde est que les deux formes se rencontreront et se nourriront mutuellement à partir du milieu des années 1970.
La première expression d’enthousiasme envers le médiéval-fantastique que nous avons trouvé dans les médias grand public (à Télé-métropole, ici) vient de l’animatrice Reine Malo. Ses propos sont rapportés en 1976 dans un article de Louise Cousineau. Le titre de l’article évoque l’oisiveté et la légèreté mais Cousineau admet tout de même avoir « particulièrement apprécié Reine Malo et sa passion communicative pour Tolkien. »[10] La seconde mention qui dénote un enthousiasme comparable arrivera trois ans plus tard, dans une entrevue avec le hockeyeur Denis Potvin. L’extrait communique un positionnement intéressant, qui à la fois affirme une affection pour une œuvre marginale et signale une consommation de littérature sérieuse. Le joueur des Islanders de New York, qui parle du point de vue d’un certain exil culturel par rapport au Québec, dit que « les échanges intellectuels m’ont beaucoup manqué […]. Je ne suis pas allé à l’université mais j’ai lu. Ces temps-ci, je lis Tolkien qui écrit des contes extraordinaires comme The Lord of the Rings. En français, je lis Camus et Suzanne Claire. »[11]
Nous avons vu dans la réception de l’œuvre de Tolkien au Québec le révélateur d’une certaine topographie culturelle, celle du regard porté sur des productions qui à la fois suscitent un grand engouement du public et un désintéressement peut-être un peu trop insistant chez les personnes qui s’érigent en garantes et garants de la culture de qualité. Même le premier auteur à avoir publié un roman « fantastique épique » québécois, reçu favorablement par la critique, prenait rapidement ses distances par rapport à ces influences étrangères qu’il disait reconnaitre mais surtout avoir « subi » davantage que choisi[12]. La critique est déjà sévère, mais elle le devient encore plus lorsque qu’il est question des productions culturelles qui émergent de l’intersection entre le jeu et ces univers médiéval-fantastiques :
« Toutefois, je n’abaisserai pas mes exigences; je continue à refuser régulièrement des manuscrits médiocres de jeunes amateurs inspirés par les jeux de rôles et les ‘livres dont vous êtes le héros’. J’essaie de leur expliquer que le roman est tout à fait une autre dynamique, d’autres canons – on ne peut pas composer un roman en lançant des dés, en soustrayant ou en additionnant des pouvoirs, des objets magiques, des alliés ou des adversaires. »[13]
Durant la reconstitution du champ culturel québécois qui accompagne la Révolution tranquille, la consommation des littératures dites « de genre » et la pratique du jeu sont souvent relégués à la sphère privée. Des exceptions notables sont à trouver dans les jeux télévisés, qui connaissent un essor au tournant des années 1970. La plupart d’entre eux seront clairement traités comme des produits plébéiens. Quelques-uns, par exemple Génies en herbe (1972), convoqueront un ethos de « culture générale » testée par des rafales de questions-réponses qui rappellent les jeux de cartes de l’Abbé Blanchard. Mais entre l’espace privé où on joue à Monopoly en famille et l’espace télévisuel où on joue à des jeux plébéiens comme La poule aux oeufs d’or (1958-présent), ou encore à des jeux de culture de soi tels Génies en herbe, on trouve des pratiques ludiques facilitées par un ensemble de clubs qui joueront un rôle important dans les trajectoires qui nous intéressent ici.
À mi-chemin entre la sphère privée et la sphère publique, on voit des groupes d’affinité intéressés par le jeu et par le médiéval-fantastique commencer à s’esquisser dans les années 1970. Jon Peterson[14] a déjà mené des recherches approfondies sur cette question dans le contexte américain. Il identifie trois milieux qui ont servi d’incubateurs au développement du médiévalisme ludique populaire. Pour Peterson, ces sphères étaient : 1) d’abord le milieu du kriegsspiel et de la simulation géopolitique, 2) en deuxième lieu les conventions de science-fiction et 3) en troisième lieu le milieu du théâtre expérimental.
Nous constatons qu’un travail important reste à faire pour clarifier les articulations historiques entre ces milieux au Québec. La première journée d’études Mondes imaginés fut l’occasion d’avancer dans ce dialogue en réunissant des artistes et personnes du milieu de la recherche. Dans un premier temps, elle a permis d’amorcer une exploration de la diversité des formes et du développement du médiévalisme ludique au Québec, que ce soit à travers le jeu de rôles, le théâtre de marionnettes, le jeu « grandeur nature », ou encore dans la sphère de la micro-publication artisanale associée au milieu rôliste québécois[15]. Comme nos expériences préalables de ces milieux le laissaient présager, la passion commune pour la création de mondes devint rapidement le fil rouge liant les expériences de toutes les personnes intervenant dans cet événement. Un autre point commun fut l’expérience partagée d’œuvrer à la marge des pratiques culturelles valorisées au Québec. Même dans le cas du Théâtre Sans Fil, qui a connu un succès international, le sentiment de créer à partir d’une marge soi-disant populaire était clair.
Si Peterson note une sorte de symbiose entre le milieu de la science-fiction et celui du médiévalisme ludique aux États-Unis, la première exploration que nous avons faite ici montre un rapport beaucoup plus complexe entre les deux au Québec. Nous avons déjà cité un passage où Daniel Sernine, pourtant pionnier du roman médiéval-fantastique au Québec, opérait une coupure importante entre la pratique « sérieuse » de la littérature, y compris de la littérature de genre, et les récits produits par le jeu. L’historiographie de la littérature de science-fiction et fantastique au Québec confirme cette tendance forte à vouloir constituer le « milieu » des littératures de l’imaginaire en champ savant[16]. Ces aspirations ont mené, notamment à écarter les rubriques consacrées au jeu de rôles des principales publications du milieu, notamment des pages de la revue Solaris dans les années 1980. Il y a ici aussi une histoire à reconstituer, et peut-être un correctif à apporter dans notre compréhension du jeu comme médium légitime de création de mondes.
Les contributions des clubs de jeux de simulation dans le développement de pratiques de création de mondes imaginaires en général et médiévaux-fantastiques en particulier restent les moins étudiées et les moins connues au Québec des trois adjuvants identifiés par Peterson. Le Québec des années 1970 – du moins le Québec francophone – ne semble pas avoir eu une communauté simulationniste très développée. Toutefois, si nous prenons une vision élargie du simulationnisme, quelques figures notables et initiatives émergent et méritent d’être mentionnées. C’est le cas de Pierre Corbeil, un Drummondvillois ayant reçu en 2009 le prestigieux prix NASAGA (North American Simulation and Gaming Association), reconnaissant son rôle clé dans le domaine de la simulation et du jeu au Québec. NASAGA, fondée en 1962, joue un rôle crucial dans la promotion des pratiques de simulation en éducation et en formation, et bien que son rayonnement au Québec ait été plus discret à l’époque, la reconnaissance tardive de Corbeil témoigne d’une contribution significative, encore trop peu documentée, à cette communauté.
Pour l’essentiel, cependant, l’histoire des clubs de simulation et de jeux de rôles au Québec dort encore dans les archives et dans la tradition orale des gens qui y ont participé dans les écoles secondaires, les cégeps et les universités à partir du tournant des années 1980.
Conclusion
Notre objectif ici était d’esquisser le contexte historiographique et les ramifications d’une passion pour la création de mondes médiévaux-fantastiques au Québec. Comme nous l’avons vu, cette pratique a la particularité d’être à la fois bien connue et marginale dans la sphère culturelle. L’engouement qu’elle suscite chez le public n’a d’égal, semble-t-il, que dans l’indifférence, et parfois le dénigrement actif, qui a entouré cette pratique au Québec. Cette particularité fait en sorte qu’un pan de l’histoire culturelle québécoise a été négligé alors qu’il se trouvait juste sous nos yeux. Le rétablir dans les narrations que nous faisons des développements de l’imaginaire au Québec présente des avenues de réflexions fort stimulantes à notre avis. Dans un premier temps, cela met en évidence un pont complexe qui existe dans les imaginaires populaires entre le médiévalisme d’avant la Révolution tranquille et le médiévalisme d’après la Révolution tranquille. Deuxièmement, le croisement entre le ludique et le médiévalisme ouvre une fenêtre sur la création de mondes hors des cercles habituels du milieu de la culture. Le jeu n’est pas seulement le médium par lequel ces pratiques créatives s’expriment souvent. Il présente aussi des possibilités « intercréatives » qui lui sont propres et qui mettent en évidence la nature hautement collaborative de ces pratiques de worldbuilding. Finalement, la préparation de la tenue de cette première journée Mondes imaginés nous a alerté à un patrimoine en train de se perdre, car peu valorisé par nos institutions culturelles. Les mondes nés dans le théâtre médiévaliste spontané, dans les carnets de notes des amateurs, dans des fanzines, autour de tables de jeux de rôles témoignent d’une créativité populaire non seulement fascinante, mais aussi engagée d’une manière toute particulière avec les mégatextes médiévalistes globaux, dont l’œuvre de J. R. R. Tolkien est emblématique. Alors que les architectes du milieu culturel d’après la Révolution tranquille étaient en quête de nouveaux imaginaires nationaux délibérément distinctifs, les fans du médiéval-fantastique s’immergeaient plutôt dans des imaginaires globaux. Sans prétention d’en faire quelque chose de « local » ils et elles se sont néanmoins tout autant approprié ces influences d’une manière propre.
[1] Hébert, Martin (2018) « La science-fiction au secours de l’anthropologie : à la recherche d’une ethnographie productrice de mondes » Cahiers ReMix, Observatoire de l’imaginaire contemporain. https://oic.uqam.ca/publications/article/la-science-fiction-au-secours-de-lanthropologie-a-la-recherche-dune-ethnographie-productrice-de-mondes
[2] L’usage de ce terme ici est un raccourci et nous ne pourrons en décliner toutes les complexités. Le médiévalisme qui s’affirme dans l’univers médiatique au sortir de la seconde guerre mondiale est « populaire » au sens où il détonne clairement par rapport au médiévisme savant. Si ces produits culturels transitent par la culture et les médias de masse, ils (re)trouvent éventuellement leur chemin vers le monde académique et les institutions de savoir. Ils le font comme réminescences d’œuvres fréquentées durant la jeunesse, comme « plaisirs coupables » appréciés par des personnes travaillant dans divers milieux culturels mais jamais incorporés par ces dernières à leur univers de références légitimes, ou encore comme assaisonnement saupoudré en quantité judicieuse, suffisante pour signaler une familiarité ironique mais pas assez pour trahir une appréciation au premier degré. En d’autres mots, nous parlons ici d’un populaire qui n’émerge pas nécessaire du populaire – plusieurs créatrices et créateurs occupent des positions sociales beaucoup plus ambiguës – et qui, par son lien avec les médias de masse, percole dans l’ensemble de la société.
[3] Doyon, Madeleine (1946) « Jeux, jouets et divertissements de la Beauce » Les archives de folklore. Vol.3, Éditions Fides, pp.160.
[4] Thériault, Olivier (2013) Entre raison et passion : les discours sur les jeux de hasard au Québec/Bas-Canada (1764-1810), société et culture. Mémoire de maitrise, UQTR. https://depot-e.uqtr.ca/id/eprint/6941/1/030585915.pdf
[5] Lavigne, Jean-Claude (2010) « Les jeux d’argent » Revue d’éthique et de théologie morale, no.262, pp.7 à 35 (citation, p.20)
[6] Jeu de cartes : Le Moyen Âge, 1945, Montréal : Nouveautés pédagogiques.
[7] L’Action catholique, 1938, p.3
[8] David, Coralie (2016) « Le jeu de rôle sur table : une forme littéraire intercréative de la fiction ? » Sciences du jeu, no.6 [En ligne], 6 | 2016, mis en ligne le 13 octobre 2016, consulté le 20 avril 2019. URL : http:// journals.openedition.org/sdj/682 ; DOI : 10.4000/sdj.682 ; David, Coralie (2015) Jeux de rôle sur table : l’intercréativité de la fiction littéraire, thèse de doctorat, Université Paris XIII.
[9] Lacroix, B. (1971). L’historien au Moyen Âge. Montréal, Canada : Institut d’études médiévales. p.75
[10] Cousineau, Louise (1976) « Un dimanche délicieusement perdu à se faire oublier de la vie » La Presse, 1er novembre 1976, page A16.
[11] Beaunoyer, Jean (1979) « Denis Potvin, l’artiste des Islanders » La Presse, 7 avril 1979, page B3
[12] Jacques, Alain (1993) « Ludovic, Sernine et Tolkien » Horrifique, no.2, p.27.
[13] Ibid., p.29.
[14] Peterson, J. (2020). The elusive shift: How role-playing games forged their identity. MIT Press.
[15] Notamment, le fanzine Mandragore et la publication en prose intitulée Le Hanaps sacrés de Lusigalie, qui semble le premier effort de coucher en prose des récits générés par des parties de Manikeamania, jeu de rôles développé par André Durand au début des années 1980.
[16] Voir par exemple Trudel, J.-L. (2017). Petit guide de la science-fiction au Québec [Essais; 174 p.]. Alire.
Bibliographie
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Cousineau, L. (1976, 1er novembre). Un dimanche délicieusement perdu à se faire oublier de la vie. La Presse, p. A16.
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Doyon, M. (1946). Jeux, jouets et divertissements de la Beauce. Les Archives de folklore, 3, 160.
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Jacques, Alain (1993) « Ludovic, Sernine et Tolkien » Horrifique, no.2, p.27.
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Thériault, O. (2013). Entre raison et passion : Les discours sur les jeux de hasard au Québec/Bas-Canada (1764–1810), société et culture [Mémoire de maîtrise, UQTR]. https://depot-e.uqtr.ca/id/eprint/6941/1/030585915.pdf
Trudel, J.-L. (2017). Petit guide de la science-fiction au Québec [Essais; 174 p.]. Alire.
Hébert, M. et Pitre, S. (2025). Le médiévalisme dans l’imaginaire ludique au Québec. https://labludique.uqam.ca/cahiers-ll/le-medievalisme-dans-limaginaire-ludique-au-quebec/